Il s’agit d’une affection psychique connue de longue date et déjà décrite dans l’Antiquité. Au deuxième siècle avant notre ère, Arétée de Cappadoce fut le premier à utiliser le mot manie pour décrire les patients « qui rient, qui chantent, dansent nuit et jour, qui se montrent en public et marchent la tête couronnée de fleurs, comme s’ils revenaient vainqueurs de quelques jeux ». Il avait remarqué que, par la suite, ces gens changeaient d’humeur pour devenir « languissants, tristes, taciturnes ». Les relations entre la créativité, la mélancolie ou les périodes d’hypomanie (état d’enthousiasme) sont connues depuis cette époque. Aristote, le premier, se posait la question du lien entre le génie (la créativité) et la manie (la folie).
Cependant, c’est Théophile Bonet qui fit le lien entre les deux humeurs extrêmes en 1686 et forgea l’expression latine manico-melancolicus. L’alternance manie-dépression est également rapportée par Th. Willis (1622-1675). Baillarger en 1854 décrit la folie à double forme qui se caractérise par « deux périodes régulières, l’une de dépression et l’autre d’excitation ». Simultanément Falret publie un article consacré à la folie circulaire. Kraepelin élabora en 1915 un système de classification de la manie et de la dépression fondé sur les symptômes. Il distingue 18 types évolutifs de folie maniaco-dépressive, dont les formes unipolaires et bipolaires, sans les opposer pour autant. Ultérieurement, Kleist et Leonard subdivisent les formes unipolaires (dépressives) et formes bipolaires. Cette conception dichotomique du trouble est rejointe par Perris, Angst et Winokur.
L’humeur est une réaction affective fondamentale qui se manifeste à trois niveaux. Tout d’abord elle donne une coloration agréable ou désagréable aux événements que nous vivons ; ensuite elle influence notre façon de ressentir, penser et agir ; enfin, l’humeur influence le niveau d’énergie de notre organisme.
L’humeur de chacun dépend de multiples facteurs, tant « internes » qu’ « externes » : les événements vécus et les ambiances psychiques et inter-relationnelles liées à l’histoire personnelle. L’humeur dite « normale » fluctue donc vers le haut ou vers le bas, mais ces variations restent limitées en durée et en intensité, elles constituent généralement une réponse à des événements particuliers et n’empêchent pas la personne de fonctionner.
Lorsque les fluctuations d’humeur dépassent en intensité ou en durée celles de l’humeur normale et qu’elles entraînent des altérations du fonctionnement ou une souffrance, on parle de trouble de l’humeur.
Le trouble bipolaire est une maladie qui touche la régulation et l’équilibre de l’humeur. Les personnes qui en souffrent sont sujettes à des fluctuations d’humeur excessives, voire extrêmes, sans qu’il n’y ait forcément un événement extérieur déclenchant. Elles réagissent souvent de façon disproportionnée à cet événement.
Les personnes bipolaires connaissent des périodes où leur humeur est excessivement « haute » : on parle d’hypomanie (hypo- signifie « moins que » ou « sous ») si l’élévation de l’humeur est relativement modérée et on parle d’ « état maniaque » si elle est très importante. Mais les personnes qui présentent un trouble bipolaire peuvent également connaître des périodes où leur humeur est particulièrement basse : on parle alors d’ « état dépressif » modéré ou sévère. Toutes les personnes bipolaires ne présentent pas de période dépressive, mais c’est surtout la présence dans leur histoire d’une période où l’humeur est « anormalement haute » qui doit faire évoquer le diagnostic. Néanmoins, les périodes d’humeur haute et d’humeur basse alternent le plus souvent, entrecoupées de périodes d’humeur normale.
Le terme bipolaire renvoie à la manie et à la dépression, qui sont les deux extrêmes (pôles) entre lesquels l’humeur oscille. L’oscillation spectaculaire de l’humeur est parfois appelée épisode ou accès thymique. La fréquence, l’intensité et la durée des épisodes thymiques varient d’une personne à une autre. En l’absence de traitement ou de soins appropriés, la fréquence des oscillations et la gravité de cette maladie chronique peuvent augmenter.
Le trouble bipolaire est le trouble psychiatrique avec le plus haut risque de suicide à long terme : de l'ordre de 15 % sur la vie entière, soit trente à soixante fois plus que la population générale1. Ce risque est avant tout dû à la présence d'épisodes dépressifs mixtes ou à la fréquence élevée de comorbidité dangereuse, comme les troubles anxieux ou les abus d'alcool2.
Lors d'une phase d'hypomanie, les idées s'accélèrent, la personne ne ressent plus la fatigue ni l'envie de dormir, elle a tendance à être euphorique, à avoir davantage d'idées, fait des projets, parfois très ambitieux voire irréalistes, a parfois des pensées mégalomaniaques, a une désinhibition sociale et parfois sexuelle... Chez les patients souffrant du trouble bipolaire 1, l'hypomanie est suivie par la manie, c'est-à-dire un état où la personne perd le contact avec la réalité. Elle délire: comme chez les personnes schizophrènes, le délire peut être de différents types, par exemple sur le thème du complot (la personne croit qu'il y a des complots, parfois dirigés contre elle), ou sur un thème mystique (la personne croit qu'elle est investie d'une mission, qu'elle a reçu une révélation divine, celle d'aider les autres, de faire le bien sur la terre...). En phase de manie, la personne peut faire des gestes dangereux pour elle et pour les autres: sauter d'une voiture en marche, frapper quelqu'un (cela a été le cas de la psychiatre Kay Redfield Jamison par exemple 3), etc. On est alors dans un cas d'urgence psychiatrique. La personne doit être hospitalisée, cela se fait souvent en HDT (hospitalisation à la demande d'un tiers).
Un des aspects dramatiques de cette maladie est que lors de la phase maniaque, la personne peut se discréditer gravement sur le plan social et professionnel, par exemple si elle délire devant des collègues de travail ou des supérieurs hiérarchiques. Une fois la phase de manie passée, lorsque la personne se rend compte de ce qu'elle a fait, elle est souvent accablée, et cela ajoute à son sentiment de dépression.
L'hospitalisation, et l'administration de forts neuroleptiques (ex: Loxapac) met fin en quelques jours à quelques semaines à la manie. Après un temps intermédiaire, la personne va connaître alors un état dépressif qui peut durer plusieurs mois. Dans ces moments, il est important que la personne ne reste pas seule, qu'elle soit entourée. Le désespoir peut être intense, le risque suicidaire est très fort, la personne se dévalorise et se juge nulle, inutile.
La personne bipolaire ne doit pas perdre courage et doit être assistée sur le plan médicamenteux et affectif pour surmonter cette période difficile. Fréquenter une association de personnes bipolaires peut l'aider.
Les classifications officielles DSM-IV et CIM 10 distinguent trois types de trouble bipolaire :
Klerman en 1981 distingue six catégories de troubles bipolaires : les bipolaires I et II, tels qu’ils sont définis classiquement, les bipolaires III chez lesquels les états maniaques ou hypomaniaques ont été induits par des traitements médicamenteux, les bipolaires IV qui correspondent au trouble cyclothymique, les bipolaires V qui présentent des antécédents familiaux de troubles bipolaires et les bipolaires VI qui se caractérisent par des récurrences maniaques.
20 ans après, Akiskal et Pinto individualisent 8 formes différentes :
Il est à signaler que certains spécialistes (dont le Pr Sami-Paul Tawil) expriment que les différentes sortes de trouble bipolaires ne forment qu'une seule maladie maniaco-dépressive, d'autant plus que le patient peut "changer" de forme de Trouble Bipolaire.
La version du DSM V devrait inclure les bipolaires I et II, tels qu’ils sont définis actuellement, les BP II 1/2 qui seraient représentés par les troubles cyclothymiques, les bipolaires III qui intégreraient les états maniaques ou hypomaniaques induits par des traitements et les bipolaires IV qui correspondraient aux hyperthymies.
Ces dernières classifications montrent bien la tendance à l’extension du concept de troubles bipolaires, qui regroupe sous le terme de spectre bipolaire différentes entités: troubles, personnalités et tempéraments.
Le spectre des troubles bipolaires s’est récemment élargi en intégrant les tempéraments cyclothymiques et hyperthymiques, les troubles saisonniers et les formes évolutives brèves. Les différentes catégories de troubles qui appartiennent au spectre bipolaire ne justifient pas les mêmes mesures thérapeutiques et ne présentent pas les mêmes critères de gravité.
Est aussi considéré comme trouble bipolaire le Syndrome de Kleine-Levin, maladie rare qui affecte principalement les adolescents et les jeunes adultes. Forme atypique du trouble bipolaire, elle est caractérisée par des cycles d'hypersomnie importants, jusqu'à vingt heures de sommeil par jour, marqués par des troubles du comportement, de boulimie, d'irritabilité, de désorientation, d'hallucinations, de bouffées délirantes, d'hypersexualité (désinhibition), d'un manque total d'énergie, d'absence émotionnelle et d'un repli sur soi. On note également souvent une hypersensibilité au bruit et à la lumière. Dans de nombreux cas, les crises durent de quelques jours à quelques semaines et s'estompent avec le temps pour disparaître complètement vers la trentaine.
Selon les auteurs, le trouble bipolaire a une prévalence de 2 à 8 % de la population.
Aux États-Unis, la prévalence chez le jeune de moins de 20 ans aurait été multipliée par 40 entre 1994 et 2003 et par un peu moins de 2 durant la même période chez l'adulte4. Les raisons de cette augmentation ne sont pas claires. Il est possible que ce diagnostic soit porté parfois en excès5, les critères n'étant pas rigoureusement respectés.
Le trouble bipolaire touche autant les hommes que les femmes, quels que soient leur origine socio-culturelle ou leurs niveaux socio-économiques. Cependant il y aurait plus d'épisodes dépressifs chez la femme et plus de manies unipolaires chez l'homme6.
L'association avec un autre trouble psychologique (comorbidité) psychiatrique est importante, elle concerne 60% des patients bipolaires traités dont un tiers des sujets de type I (Colom et al.2006).
Les troubles anxieux occupent une place privilégiée, plus de 50% des patients présentent au moins un trouble anxieux associé (Henry, 2003; Perlis 2005).
Le trouble anxieux généralisé TAG vient au second rang. L'association entre trouble bipolaire et TAG est évaluée de 6% à 32% selon les études (Gorwood, 2004).
Le trouble obsessionnel-compulsif se situe en troisième position. Pour certains, il ne concernerait que 10% des patients bipolaires (Akiskal, Placidi et Marremmani, 1998).
La fréquence des phobies sociales est plus difficile à apprécier. Les prévalences avancées par les études vont de 9% à 16%7.
La fréquence des conduites addictives chez les sujets souffrant de troubles bipolaires est 6,6 fois supérieure à celle d'un sujet dans la population générale (Rouillon, 1997). C'est de loin l'abus d'alcool qui arrive en tête avec une prévalence de 42%, les femmes étant particulièrement concernées; celle de la consommation de cannabis s'élève à 16% (Mc Elroy et al.2005).
Les troubles de la personnalité sont associés à environ 30% des sujets bipolaires (Colom, 2006). Dans une étude de Shiavone et al. (2004), les troubles de la personnalité le plus souvent associés au trouble bipolaire sont: personnalité borderline (41%), personnalité narcissique (20,5%), personnalité dépendante (12,8%), personnalité histrionique (10,3%).
Le trouble bipolaire peut s’exprimer différemment et ne pas être reconnu d’emblée. Cette situation est malheureusement la plus fréquente. Certaines données épidémiologiques illustrent cette réalité : 9 ans d’évolution avant que le diagnostic n’ait été posé correctement et qu’un traitement spécifique n’ait été mis en place, intervention de 4 à 5 médecins différents.
La recherche de périodes d'exaltation est un bon moyen pour établir le diagnostic ; mais il n'est pas toujours évident pour le patient de comprendre que les périodes où il se sentait particulièrement bien ont la même origine que les périodes où il se sentait mal.
Devant la fréquence des troubles bipolaires et l’importance de l’enjeu pronostique, la recherche de signes de bipolarité devrait être systématique devant tout épisode dépressif. Elle devrait répondre à une codification afin de faciliter la démarche diagnostique :
D’autres symptômes n’ont pas de spécificité propre mais sont fréquemment observés : irritabilité, agressivité, réaction de colère, sensitivité excessive, émoussement affectif pouvant aller jusqu’à une incapacité à pleurer et ou à exprimer des affects négatifs.
Les différences qui existent entre une dépression unipolaire et bipolaire peuvent être regroupées dans le tableau suivant12.
Différences entre un trouble unipolaire et un trouble bipolaire | ||
---|---|---|
Trouble unipolaire | Trouble bipolaire | |
Age de début | Plus tardif | Précoce |
Fréquence des épisodes | + | +++ |
Début et fin de l’épisode | Progressif | aigu |
Sommeil | Diminué | Augmenté |
Appétit | Diminué | Augmenté |
Ralentissement | - | ++ |
Labilité de l’humeur | - | ++ |
Symptômes psychotiques | - | ++ |
Emoussement affectif | - | ++ |
Caractère original | - | ++ |
Antécédents familiaux | Dépressions | Troubles bipolaires |
Antécédents personnels | Dépressions | Manie, alcoolisme |
Troubles personnalité | - | ++ |
Troubles du post-partum | - | ++ |
Anxiété | ++ | - |
Plaintes somatiques | ++ | - |
Durée de l’épisode | ++ | + |
Il existe différents pièges diagnostiques dont les limites avec le trouble bipolaire sont parfois difficiles à tracer; les troubles unipolaires, la schizophrénie (et notamment les troubles schizo-dysthymiques), les bouffées délirantes aiguës et les psychoses puerpérales, la personnalité limite , les troubles organiques (notamment la démence, l'épilepsie ou les médicaments « maniacogènes »), les addictions, les troubles pédopsychiatriques (notamment l'hyperactivité), et enfin les troubles anxieux.